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Chasse au mari

A l’époque victorienne, dès l’âge de 17 ou 18 ans, les jeunes filles de bonne famille originaires de Grande-Bretagne n’avaient qu’un obsession : se marier. C’était bien compréhensible tant le sort réservé aux femmes célibataires était peu enviable : perpétuelles mineures, elles étaient dépourvues des droits les plus élémentaires : droit de vote ou de gérer leur patrimoine. C’est à peine si elles pouvaient s’engager comme gouvernante, dame de compagnie ou infirmière.

 

Néanmoins les vieilles filles ne manquaient pas. Faute de revenus réguliers, beaucoup de garçons britanniques en âge de convoler renonçaient à fonder un foyer ou s’exilaient. Entre 1851 et 1911, une femme sur trois âgée de 35 ans était célibataire. Or l’empire offrait opportunément une échappatoire aux demoiselles dénuées de fortune ou de beauté. Pour qu’elles aient dan sleur entourage un parent ou un ami installé aux Indes, le voyage lointain devenait la chance de leur vie. Le marché du mariage battait son plein en Orient. En effet dans le British Raj, l’empire des Indes, les convenances ne permettaient pas aux Britanniques qu’ils aient été civils ou militaires, d’épouser des autochtones. Passé trente ans, les hommes attendaient donc avec impatience les jeunes filles arrivées tout exprès de la métropole pour leur tomber dans les bras.

Dans The Fishing Fleet, un instructif essai, la journaliste et écrivaine à succès Anne de Courcy, rend hommage aux cortèges des jeunes filles qui n’ont pas hésité à quitter le pays natal, parfois sous la contrainte de la famille, pour se rendre dans une contrée inconnue et souvent hostile, quoique fascinante. Se lancer dans l’aventure exigeait en fait soit beaucoup d’insoncscience, soit un grain de folie. Anne de Courcy s’est inspirée de textes intimes inédits, journaux personnels, autobiographies ou correspondances pour célébrer l’audace de jeunes femmes de Fishing Fleet, la flotille de pêche, expression imagée désignant les pelotons de célibataires en quête d’un mari.

 

Pendant la colonisation, les femmes n’ont officiellement jamais rempli aucun rôle politique, ni commercial. Fondé en 1858, le Raj a été exclusivement gouverné par des hommes, pris dans un système pyramidal pointilleux, remontant jusqu’au Vice-roi. Pourtant dans sa témérité et le sang froid des femmes installées en Inde, la société victorienne n’aurait pu se prévaloir de tant d’influence. Les préjugés de race ou de sexe étaient si prégnants dans le Raj que les femmes paraissent exclues de son histoire. Rendre accessible dans un ouvrage de vulgarisation les pratiques matrimoniales et l’organisation familiale des britanniques en mission dans les colonies est une manière originalede révéler les non dits d’un système injuste et inégalitaire. Avant l’ouverture du canal de Suez en 1869, les jeunes demoiselles qui montaient à bord d’un navire de la compagnie britannique des Indes orientales, au confort rudimentaire, ignoraient souvent à quel point leur passage serait éprouvant. En effet, dans ces bateaux inconfortables, dépourvus de système de stabilisation, les voyageurs étaient en proie au mal de mer quasiment durant quatre mois de traversée.

Le voyage était pourles jeunes filles un rituel d’initiation plus risqué mais également plus excitant qu’une présentation à la cour. Elles débarquaient finalement à Bombay, à Calcutta ou à Madras sur les quais surpeuplés et se trouvaient suffoquées par la chaleur et la lumière intense. Peu après, elles étaient éblouies par le chatoiement des soies et des mousselines ou par la beauté des bijoux et des peaux de tigres. Elles avaient souvent la satisfaction de se marier très vite et d’être invitées pendant leur lune de miel aux multiples fêtes ou aux parties de polo organisées dans les villes de la communauté britannique ou par les maharajahs. Il n’était pas rare, d’ailleurs, qu’elles participent à une pittoresque et dangereuse chasse au tigre. C’était le côté enchanteur de leur aventure.

 

Elles ne découvraient que progressivement les affres de la mousson, la forte mortalité due à un climat malsain et aux épidémies endémiques et horribles insectes vecteurs de maladies pouvaient pénétrer jusque dans les salles d’eau des bungalows. La mort frappait souvent et subitement. Quant à la grosse chaleur, il n’était guère aisé de s’en protéger. Nombre de colons avaient un budget trop serré pour envoyer leur famille dans les mythiques stations d’altitude comme Simla, Darjeeling ou Pooma. Tant pis pour les femmes qui devaient porter corset et sous-vêtements de flanelle, dans toutes les circonstances. Les femmes les plus isolées avaient épousé un planteur de thé ou un militaire cantonné dans un lieu isolé. Les distractions se résumaient à des promenades à cheval dans les grands espaces vides. Dans ces domaines retirés, le risque d’être pris pour cibles d’opposants à la colonisation n’était pas négligeable. Contrainte le plus pénible sans doute peut être, il était impensable de déroger à la coutume imposant d’inscrire dans des établissements scolaires britanniques les enfants nés en Inde, dès l’âge de 5 ans. Les séparations déchirantes, pour plusieurs années parfois, entre les enfants et leurs parents, de même qu’entre les époux lorsque la mère rendait visite à sa progéniture en métropole, étaient des inconvénients majeurs pour les exilés.

 

Le sort des filles de Fishing Fleet était varié, mais heureuses ou malheureuses en mariage, elles avaient au moins la satisfaction d’être socialement intégrées. Et pour certaines d’entre elles, plus sensibles à l’exclusion, de contribuer activement au rapprochement entre les peuples.

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